Stephen Wolfram propose de revisiter les lois de l’Univers
Ce physicien américain, théoricien surdoué devenu golden boy avec son logiciel Mathematica, publie, au terme de dix ans de cogitations solitaires, un livre dans lequel il prétend rien de moins que révolutionner la physique, les mathématiques, les sciences naturelles et la philosophie.
Lorsqu’un individu publie, à compte d’auteur, un ouvrage sobrement intitulé Une nouvelle sorte de science dans lequel il prétend rien de moins que révolutionner la physique, les mathématiques, les sciences naturelles, la philosophie, et qu’au long de ces 1 200 pages il ne cesse de parler à la première personne du singulier, on est tenté de diagnostiquer une hypertrophie du Moi à tendance maniaco-scientifique.
Que cet individu n’ait pas jugé utile de soumettre sa théorie, fruit de plus d’une décennie de cogitations solitaires, au jugement des journaux scientifiques et de ses pairs – comme c’est la règle – mais qu’il ait choisi de s’adresser directement à « l’honnête homme » pour se faire juge de ses intuitions, et l’affaire semblera entendue. Mais comme cet individu se nomme Stephen Wolfram, il est sans doute préférable de suspendre son diagnostic…
Certes, Stephen Wolfram n’est pas précisément un humain « normal », mais il n’est pas non plus un savant fou : aujourd’hui âgé de 42 ans, il fut un génie précoce, versé d’abord dans la physique des particules avant de redécouvrir les automates cellulaires, ces programmes logiques très courts donnant lieu à des comportements parfois très complexes. Mais alors que les sciences de la complexité connaissent à partir des années 1980 un essor formidable, en partie sous son impulsion, il décide de fonder une société qui fera sa fortune en éditant un logiciel adopté par les chercheurs du monde entier, Mathematica.
Le golden boy reste pourtant fasciné par les automates cellulaires. Secrètement, il continue de se consacrer à leur étude. Il a, dit-il, l' »intuition » que leur comportement est l’indice qu’il existe un champ entier de phénomènes, mal compris ou ignoré par la science classique. Pareils à l’ivrogne qui cherche ses clés sous un lampadaire parce que là au moins, la rue est éclairée, les scientifiques ont, avance-t-il, exploré jusqu’alors l’Univers à la seule lumière des mathématiques, alors que des programmes simples sont, pense-t-il, probablement plus aptes à en rendre compte.
Mais sans doute faut-il expliquer ce qu’est un automate cellulaire. Ces programmes logiques ont été inventés dans les années 40 par John Von Neumann, le père de l’informatique. Les plus simples peuvent « tourner » sur une feuille de papier quadrillé, chaque case, noire ou blanche, étant une cellule. Une règle, arbitraire, commande le fonctionnement de l’automate : la couleur d’une cellule sur une ligne donnée est déterminée par la configuration de la cellule placée juste au-dessus et de ses deux voisines.
En jouant sur les couleurs blanc-noir, on peut ainsi définir 256 lois différentes et construire pas à pas, à partir d’une cellule unique, une grande variété de dessins : des pyramides régulières, présentant des damiers uniformes, ou des structures fractales – ayant le même aspect à différentes échelles. Mais aussi des motifs qui semblent complètement aléatoires, puis qui redeviennent réguliers avant de s’effondrer à nouveau, sans qu’on puisse déterminer une régularité quelconque dans leur comportement.
Ce sont ces automates-là qui ont retenu l’attention de Stephen Wolfram. Comment expliquer, alors qu’on connaît précisément les conditions de départ et la règle de construction, qu’on puisse aboutir à des comportements d’une complexité qui défie l’imagination et est imprévisible ? C’est en tentant de répondre à cette question que le chercheur pense avoir ouvert la voie à une nouvelle science.
Les automates ne se laissant pas décrire comme des objets traditionnels, Stephen Wolfram a, pour les étudier, adopté une approche « naturaliste ». Il les a collectionnés, les a fait « tourner » sur ordinateur, a fini par déterminer quatre classes et a été frappé par la ressemblance entre les formes exhibées par les automates cellulaires et certains systèmes produits par la nature. « Il ne s’agit pas d’une coïncidence, ou une erreur de perception. Ce que je suspecte plutôt, c’est que cela reflète une correspondance profonde entre des programmes simples et des systèmes naturels. »
Ils miment aussi bien la forme contournée des cristaux de neige que les failles lors d’un séisme ou encore les turbulences d’un fluide. De même, la forme des fleurs répond à des règles simples de croissance, tout comme celle des coquillages et leur pigmentation. Le hasard apparent des marchés financiers pourrait relever de tels mécanismes, l’aléa étant généré non par les conditions extérieures, mais tout aussi bien par les règles elles-mêmes d’achat et de vente adoptées par les acteurs. Wolfram s’attaque aussi à la sélection naturelle. Alors que beaucoup considèrent que celle-ci a produit des systèmes de plus en plus complexes, il estime au contraire qu’elle élague parmi la complexité des formes que peuvent produire des programmes simples.
Stephen Wolfram va plus loin encore, prétendant même que « toutes les lois de la physique – et en fait toute la complexité que nous voyons dans l’Univers – pourrait émerger d’un programme tout simple« . Il illustre son propos en s’attaquant à la seconde loi de la thermodynamique, qui veut qu’un système donné soit toujours plus désordonné à mesure que le temps passe. Ses automates cellulaires montrent qu’il est des cas où cette loi, souvent considérée comme universelle, ne se vérifie pas. Puis il propose d’examiner systématiquement les programmes qui pourraient servir de règle pour l’Univers. Puisqu’un programme simple peut engendrer des phénomènes infiniment complexes, est-il absurde, demande-t-il, de penser qu’un programme similaire soit universel.
Le problème est que s’il est difficile de savoir quel sera le comportement d’un programme donné, « aller à rebours du comportement pour déterminer le programme est une tâche bien plus difficile« . Aussi propose-t-il d’attaquer le problème sur plusieurs fronts, d’éclairer d’abord la relation entre l’espace, la relativité et le temps, ou les phénomènes quantiques, à l’aide d’automates cellulaires qui ne seraient plus figurés par des points, mais par des noeuds, et l’univers lui-même par un réseau…
Vaste ambition. Ses confrères auront-ils à coeur de partager ses intuitions et de leur donner corps ? « Beaucoup considéreront que leurs connaissances techniques couvrent déjà tout ce qui est envisagé dans mon livre et s’arrêteront là« , estime Stephen Wolfram sans illusions. « Mais quelques-uns, espère-t-il, s’y intéresseront assez longtemps pour commencer à être surpris par ce qu’il dit réellement. »Et l’on saura alors rapidement si la révolution dont il se fait le prophète est fondée.
Référence :
« A New Kind of Science« , par Stephen Wolfram. Wolfram Media Inc. 1 280 pages – $ 44,95.
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Sources
– Article écrit par Hervé Morin et paru dans l’édition du 15.05.02 du quotidien Le Monde – site web : http://www.lemonde.fr/article/0,5987,3244–275640-,00.html
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